Ancien maire et conseiller général d’Ajoupa-Bouillon, ancien président du Parc Naturel Régional, cofondateur du GRS, ancien du Parti communiste et du PPM, ancien professeur de français et d’espagnol, Edouard Jean Elie est décédé le samedi 13 juin 2020. Il avait 86 ans.
Le 30 janvier 2020, nous avions commencé des entretiens dans le but de rédiger un ouvrage, recueil de faits, d’anecdotes et de pensée politique.
Barbara Jean-Elie : on pourrait commencer par le commencement peut-être ?
Edouard Jean-Elie : le commencement c’est quoi ?
Je devais avoir 3 ans, lorsque j’ai été confié à mes grands-parents maternels, Philomène, ma grand-mère et Joseph, Jo, mon grand-père. C’étaient des tamouls, ils venaient de Pondichéry et de Madras, ma mère qui avait trop de travail, trop de responsabilité, trop d’occupations, m’avait confié à eux qui étaient volontaires. Je suis parti avec eux.
Papa Jo et Philomène
Très rapidement, un matin, ils m’ont emmené à la Capote, près de la rivière, dans un endroit où la rivière fait une courbe très harmonieuse avec une plage, et derrière, à quelques mètres, il y avait de grands arbres, et cela pouvait faire penser à une cathédrale.
Il avait apporté un coq avec des accessoires, un coco sec, un coutelas, des couteaux et mon grand-père nous a revêtu tout de blanc et nous étions unis sur cette plage et il a coupé le coco sec, et il m’a versé une partie de l’eau sur le crâne et après il a tué le coq, le plus beau coq qu’ils avaient. Et il a parlé en tamoul, évidemment, je ne comprenais rien. Après cela, ils ont fait des prières et, la tête du coq étant coupée, il m’a dit de venir un peu plus loin, il a fait un trou avec le coutelas dans le sol, dans le sable et il a enterré la tête du coq en me disant « ça c’est pour le serpent ».
Je l’ai écouté, et il ajoute « aucun serpent ne te piquera dans ta vie ».
BJE : tu te souviens de ces choses qui remontent à si longtemps. On te les a racontées après ?
EJE : j’ai vécu cela de façon tragique, plutôt dramatique. Et j’ai intériorisé cela. Si bien qu’à partir du moment que j’ai su qu’aucun serpent ne me piquerait jamais, je suis devenu quelqu’un inconscient de tout danger. Et alors, là, la scène se passe comme dans une cathédrale avec la plage, les arbres derrière et la rivière, et j’ai l’impression que c’est la cérémonie la plus importante de ma vie, même si je ne comprenais pas le tamoul, et donc, j’ai vécu toute ma vie, avec en arrière-plan dans ma conscience même autant que dans mon inconscient que quelque chose d’important était arrivé à moi et me rendait presque invincible.
BJE : tu es un super héros. Mais c’est bien ou pas ?
EJE : non
BJE : pourquoi ce n’est pas bien ?
EJE : non, parce que j’étais inconscient des dangers du serpent. Ça me faisait galoper dans tous les bois, je n’avais peur de rien or, c’est précisément là qu’un serpent aurait pu me piquer.
BJE : en même temps, la puissance et la croyance de ce qui était fait pour toi, te mettait à l’abri de cela ?
EJE : mais la croyance ne dénoue pas la réalité.
BJE : on peut en discuter
EJE : on peut en discuter, mais mathématiquement c’est un risque qu’il ne faut peut-être pas prendre tout le temps. Me voilà donc parti dans la vie avec le message que je serai à l’abri de toute action maléfique et donc, j’avais intériorisé cela.
A partir de ce moment je me suis senti différent des autres et notamment de mes frères, avec qui j’avais rompu les amarres, puisque j’étais parti avec ma grand-mère et que j’étais parti à Croix Laurence, à l’entrée des Gorges de la Falaise.
Nous vivions à environ un kilomètre du bourg. Ma grand-mère qui était épicière, et qui ne savait ni lire et écrire avait un système de comptabilité infaillible. Elle faisait des ronds et des petits traits verticaux pour calculer les comptes de ses clients. C’était du numérique avant l’heure. J’ai toujours admiré cette femme, qui était une vraie commerçante, elle allait pendant la guerre, dans les bois de Morne Balai pour acheter des poulets, des lapins, et les revendait au marché. Elle avait son épicerie, comme ma mère avait la sienne au bourg.
Et là, dans cette dichotomie, une partie de moi, était du côté de mes parents véritables et l’autre partie avec mes grands-parents, et là, j’étais à la campagne, j’avais mes amis de la campagne, et lorsque je descendais au bourg mon frère Guy me disait que je sentais le « pou bois ».
J’avais une conception de la société qui était curieuse, parce que je parlais créole avec les gens du peuple, qui ne parlaient pas français. Chez moi, et chez le médecin et le béké, on parlait français. Moi, je parlais aussi bien français, que je parlais mal, que créole. Mais j’étais à l’aise à la campagne avec mes amis. J’avais constitué un groupe qui avait énormément d’activités. J’en étais en quelque sorte le chef, parce que j’avais un peu plus de moyens qu’eux, parce qu’eux étaient dépourvus de tout. C’était des pauvres malheureux de la campagne.
J’ai eu l’occasion, de faire une étude sociologique empirique. Je savais que les gens qui travaillaient dans la campagne étaient la plupart du temps des ouvriers agricoles au service du béké. Il y avait de Reynal et Viviès. Dans la partie inférieure du relief, il y avait Viviès, la distillerie, et dans cette distillerie, les gens travaillaient, ils étaient vêtus d’une certaine manière et ils parlaient créole. De l’autre côté, du côté de de Reynal, ils produisaient du café. J’avais observé que les ouvriers agricoles étaient vêtus d’une certaine manière, parlaient d’une certaine manière, et qu’ils avaient leurs habitudes.
Par exemple, lorsqu’ils venaient à l’épicerie de ma mère, ils venaient avec leurs enfants et leur petit carnet. Et ils disaient toujours « manman diw matjé i » et c’était le samedi que ma mère récupérait son argent, et ma grand-mère aussi. D’un côté, il y avait les blancs comme le béké, le curé, le médecin, qui était plus ou moins blanc et qui parlaient français, qui vivaient dans des maisons d’une certaine forme, qui étaient dans la classe supérieure, et nous, mes parents et moi, nous étions des intermédiaires. En tant qu’épiciers et commerçants, nous faisions la liaison avec les gens qui travaillaient.
Et j’ai eu le sentiment très net de ce que j’ai conçu après, théoriquement, comme l’exploitation. La façon de s’habiller, de vivre.
Tout était connoté par l’appartenance à la classe. Et j’étais surpris par exemple quand ils venaient à l’épicerie, c’était des mesures spécifiques dans l’épicerie : les gens achetaient par très petites quantités. Ils demandaient par exemple une musse d’huile (toute petite quantité), une roquille de rhum.
BJE : quels souvenirs as-tu de ta grand-mère ? Comment était ta grand-mère ?
EJE : elle avait de très longs cheveux noirs et elle était très belle.
Et mon grand-père était très jaloux. Il n’était pas violent, mais il la surveillait.
BJE : Elle s’appelait Philomène Virassamy. Elle se faisait courtiser par d’autres hommes ?
EJE : je suppose, mais, elle n’y faisait pas attention. Elle était préoccupée par son commerce et uniquement par son commerce et son entourage familial, c’est-à-dire nous. Moi j’étais dans la maison. C’était une petite maison couverte en tôle, et la partie véranda était transformée en épicerie. Il y avait des choses très élémentaires, des pommes de terre, des oignons.
Ma grand-mère a eu ma maman, et trois autres enfants. Mme Marie Joseph, Gaston son fils et Bernard. Ils étaient quatre. Les autres enfants avaient émigré à Fort-de-France, sauf ma mère, et Gaston qui travaillait avec son camion à l’habitation de Viviès. Il transportait des bananes, des cannes, et il était propriétaire de son camion.
Ma maman était à l’Ajoupa.
Bernard secrétaire de mairie à Grand-Rivière s’était transporté à Ajoupa comme boucher. Il parlait français la plupart du temps à ses enfants. Il avait 12 enfants. Il était boucher, surtout pendant la guerre, c’était très recherché, la viande était un produit de luxe, il était bien vu.
Je veux insister sur l’habitat et la topologie. J’avais remarqué que les nègres qui travaillaient sur l’habitation étaient dans une partie de la commune qui était comme un rebut foncier, en marge.
Tout l’intérieur était libéré et c’était là les plantations surtout de cannes. Ces cannes étaient transformées à la distillerie assez régulièrement. J’avais l’habitude de voir les gens aller et venir à la distillerie, je connaissais leurs horaires. Mon père était comptable à la distillerie. Donc toute la vie économique tournait autour de la distillerie avec les activités annexes comme les caféiers, que l’autre béké avait.
Et dès le début, j’ai eu un sentiment très fort de l’injustice sociale qui se manifestait à travers les vêtements des gens, leur habitat, leur localisation dans l’espace.
Lorsque je les rencontrais j’étais très familier avec eux ; ils avaient pris l’habitude de me considérer comme quelqu’un d’assez sympathique.
J’ai compris un peu confusément le système de l’exploitation.
Les ouvriers agricoles s’habillaient d’une certaine manière, ils coupaient la canne ; le béké était dans sa belle maison et dans sa belle voiture. On ne le voyait presque jamais. Mais quand j’ai eu conscience qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, je me suis révolté en quelque sorte. Un jour, je devais être un peu plus âgé, le béké était en train de passer devant chez ma grand-mère et j’ai crié : «Viviès isalop ! » (il rit), ce que, entendant, mon oncle Gaston est venu avec un bâton pour me battre. Et il n’a pas pu, je suis rentré sous le lit de ma grand-mère.
Cette partie de mon enfance a été marquée par le fait que je pratiquais la chasse et la pêche.
Je connaissais toutes les rivières, toute la topographie. J’avais construit une arbalète, un lance pierre, et j’étais très adroit. Un jour, je suis revenu avec 23 oiseaux dans une matinée. Comme j’avais des amis, les amis du coin, ils m’accompagnaient à la chasse. C’était surtout moi qui tirais, et eux, allaient ramasser le gibier, mais c’était très fonctionnel, ce n’était pas quelque chose d’esthétique, parce que nous mangions les oiseaux, c’était avant et pendant la guerre.
Nous faisions dans la campagne toute espèce de pièges pour attraper des mangoustes, des manicous, et nous mangions nos prises. C’était des protéines. Et pendant une période de pénurie. C’était du complément alimentaire.
BJE : c’était quoi comme oiseaux ?
EJE : il y avait des grives, des pipiri, des colibris, des siffleurs, des sucriers, des sisi, des moissons, des rouge gorge, qu’on n’appelait pas rouge gorge, des merles, des grobecs.
Nous les faisions griller et nous les mangions. C’était de véritables festins.
Quand ils avaient fini, ils partaient chez eux, de petites maisons en bambou, recouvertes de paille. Je me demandais comment des familles aussi nombreuses pouvaient tenir dans des maisons aussi petites, minuscules, mais faites avec soin.
Je me demandais comment ils dormaient. Certains dormaient à terre. Parfois, le cyclone détruisait tout et ils recommençaient.
BJE : qui étaient ces personnes, des indiens ?
EJE : non, c’était des nègres.
BJE : les Virassamy étaient les seuls Indiens à Ajoupa ?
EJE : il n’y en avait pas beaucoup. Il y en avait plus au nord, à Macouba. Ils travaillaient sur les habitations, mais avaient refusé le statut des ouvriers agricoles, ils étaient commandeurs, tout ce que tu veux, mais ils résistaient. Ils avaient des maisons en dur sur les habitations, tandis que les nègres avaient de petites cases, de petites cabanes. Parfois le feu prenait dans ça et dans un moment la maison avait disparu, et ils recommençaient. Je les connaissais assez pour les mobiliser pour la chasse et la pêche.
Dans les rivières, j’étais expert à attraper les poissons, y compris les anguilles. En mettant du sable dans ma main, en fermant ma main, je les emprisonnais entre le sable et ma main, et elles ne glissaient pas.
Dans la rivière, il n’y a pas que des écrevisses. Il y a toute une faune. Là encore, c’était pour manger, j’apportais ça à ma grand-mère.
Ma valeur fonctionnelle était connue de ma grand-mère, pas des autres. Et notamment de mes parents, de mes frères. Mais chaque fois qu’ils venaient, je n’étais pas là. J’étais toujours parti.
BJE : mais tu allais à l’école ?
EJE : ça c’était une autre période. Je suis rentré à l’école à 5 ans. J’avais été très malade et n’ai pas pu aller à l’école plus tôt. Je vais à l’école et je sais à peine parler français, puisque je parlais tout le temps créole. Je découvre un univers auquel il m’a fallu m’habituer. C’était un univers différent. J’ai appris, et j’étais amoureux de ma directrice d’école, la femme du docteur Ductor, à qui j’apportais des bouquets de fleurs chaque matin. Je prenais des fleurs partout et lui apportais chaque matin. Ç’a été un stimulant pour moi, et j’apprenais un peu plus. A l’école, je me suis fait remarquer pour mon assiduité à apprendre le français notamment.
Je ne comprenais rien à ce monde-là. J’ai réalisé que l’école pouvait servir à quelque chose : les gens parlaient français, ils étaient bien habillés, ils avaient un statut supérieur à la majorité des gens. A l’école, j’étais devenu quelqu’un de très méfiant avec mes parents : quand je passais le matin et le soir, je n’entrais pas chez ma mère. Je regardais, j’essayais de voir si elle me voyait.
BJE : pourquoi ?
EJE : parce que ce n’était pas un univers tout à fait accueillant. Puisqu’en haut, c’était le paradis.
BJE : chez elle c’était comment ?
EJE : c’était la discipline familiale, c’était le repas à des heures fixes, c’était mes frères qui me disputaient l’espace. J’allais à l’école, je suivais bien l’école, mais surtout, surtout, j’allais au catéchisme. Et l’école et le catéchisme étant jumelés en quelque sorte dans mon esprit, j’étais un bon acolyte et j’étais devenu tellement fanatique, que j’accusais mes cousins et cousines d’athéisme. Me voilà parti dans une aventure héroïque de christianisation. J’étais baptisé, communié, et j’étais un prosélyte de la religion catholique. J’aurais pu devenir prêtre/ ça m’a effleuré l’esprit un certain moment, jusqu’au jour où le prêtre lors d’une cérémonie m’avait baisé le pied. J’avais trouvé ça incongru, insolite d’autant plus que le prêtre était blanc. Je voyais la classe dominante par la couleur descendre à mes pieds. Pour moi, c’était une révolution. Je suis devenu fanatique. C’était la guerre de religion…
Entretien réalisé par Barbara Jean-Elie < photo : David Govindin