Article publié en janvier 2018
Le Chlordécone donne son nom à l’un des scandales sanitaires le plus importants des dernières décennies en France. Mais il fait bien peu de bruit. Pourtant, il implique des populations entières.
De 1968 à 1993, les champs de banane de la Martinique et de la Guadeloupe ont utilisé le chlordécone (sous des noms commerciaux divers comme le Kepone ou le Curlone), un pesticide très puissant présenté comme le produit miracle contre le charançon du bananier. Ce produit avait été interdit dès 1976 aux Etats-Unis, à la suite d’un accident dans l’usine qui le fabriquait. Pourtant, en dépit des preuves évidentes de sa nocivité et même de son interdiction en France en 1990, le chlordécone a continué d’être répandu dans les champs martiniquais et guadeloupéens, grâce à des autorisations, délivrées par les ministres de l’Agriculture de l’époque jusqu’en 1993.
Ministères de l’agriculture qui ont logiquement été montrés du doigt par l’ex AFSSA (désormais ANSES, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et l’INRA dans des rapports publiés en 2010.
Ces décisions de l’Etat ont permis à la société De Laguarigue de racheter à la SEPPIC (la société d’exploitation pour les produits de l’industrie chimique), filiale de la société Dupont de Nemours, le brevet de la substance active, et d’obtenir l’homologation pour la commercialisation du Curlone en 1981 (n° 8100271) pour lutter contre le charançon du bananier. (source: Assemblée Nationale- Rapport d’information sur l’utilisation du chlordécone et des autres pesticides dans l’agriculture martiniquaise et guadeloupéenne-30 juin 2005)
Le problème c’est que le chlordécone ne s’est pas contenté de « traiter » les bananiers.
La molécule du chlordécone s’est diffusée dans les sols, les rivières, la mer…tel un poison perfide. Aujourd’hui la Martinique et la Guadeloupe sont des terres polluées et pour longtemps, puisque le produit persiste dans les sols pendant 600 ans.
Les effets du chlordécone sur l’environnement et la santé des habitants ont été largement documentés et ce dès 1969, date d’un premier rejet de la demande d’autorisation commerciale du produit ; en 1975 avec l’accident de l’usine d’Hopewell en Virginie où le produit est fabriqué ; en 1979, quand le CIRC, le Centre International de Recherche sur le Cancer le classe parmi les produits potentiellement cancérigènes ; en 2007 par le Pr Belpomme qui a été le premier scientifique à établir un lien entre le nombre anormalement élevé de cancers de la prostate aux Antilles et le chlordécone (contribuant à médiatiser le problème), enfin par d’autres études, dont les plus récentes Kannari qui opèrent un suivi de l’exposition de la population au chlordécone .
Des LMR « acceptables » qui réveillent
Sur proposition des autorités françaises, la Commission européenne (arrêté interministériel du 30 juin 2008) a retenu fin 2007 des valeurs de LMR (limites maximales de résidus de chlordécone présentes dans les aliments) suivantes : 20 μg/kg de poids frais pour l’ensemble des denrées cultivables aux Antilles et pour les denrées animales, qu’elles soient d’origine terrestre ou aquatique. (source. ARS).
Le règlement (UE) n°212/2013 du 11 mars 2013 a modifié les limites maximales. Depuis son entrée en vigueur, les LMR fixées dans les denrées carnées sont désormais de 100 µg/kg de poids frais pour les viandes d’animaux de boucherie (bovin, porc, cabri) et 200 µg/kg de poids frais pour les viandes de volailles.
Le 15 décembre 2017, l’ANSES a estimé que : « (…) une réduction des LMR du chlordécone en vigueur dans les denrées alimentaires d’origine animale ne permettrait pas d’abaisser les expositions au chlordécone. En effet, cette exposition est très majoritairement liée à la consommation de denrées issues des circuits informels dans lesquels le respect des LMR n’est pas assuré. Pour les populations surexposées, l’Agence considère donc plus pertinent d’agir par des recommandations de consommation plutôt que par un abaissement des LMR ».
Cette position de l’ANSES est interprétée par certains comme un « permis d’empoisonner ». Elle est en tout cas sévèrement critiquée et incomprise de ceux qui pointent le manque d’information du public. En effet, à ce jour, seuls les professionnels de la santé ou les scientifiques dont c’est le métier de connaître ces fameux taux, savent ce que contiennent les aliments.
Les consommateurs exposés ne savent pas ce qu’ils mangent : aucune information n’est inscrite sur les aliments achetés, précisant la « dose » de chlordécone contenue.
Autrement dit, quand vous achetez un paquet de biscuits vous savez s’il contient des OGM ou de l’huile de palme. En revanche, vous n'avez aucune indication sur la présence de chlordécone dans les œufs, l’eau ou la viande que vous achetez au supermarché, alors même qu’il est presque évident qu’il y en a, et que l’on sait qu’au-delà de certains seuils, une exposition régulière peut être fatale.
Pour l’information du consommateur responsable
Cette question de l’information du public est l’un des aspects de l’épineux « dossier chlordécone » qui compte également un volet juridique, peu exemplaire dans son traitement. A qui imputer ce scandale ? Qui est responsable ? Qui doit payer ? Les pollueurs, l’Etat (donc nous…) ? Plusieurs associations ont porté plainte contre X dès 2007, mais soeur Anne ne voit rien venir. L’affaire instruite par Brigitte Jolivet, magistrate au pole santé au tribunal de grande instance de Paris n’a en effet pas beaucoup avancé. Le dossier a pourtant 10 ans, mais il est vrai qu’hormis quelques sursauts médiatiques, il n’a guère mobilisé les masses ces dernières années.
Néanmoins, cette léthargie générale a été rompue aux premiers jours de 2018 après la décision de la Commission Européenne de relever les fameuses LMR. Une pétition, « je suis chlordéconé.e », a été mise en ligne sur le site change.org par deux étudiants en agriculture. Ils réclament le droit à une alimentation exempte de chlordécone, produite localement ( la crainte de la contamination au chlordécone aurait tendance à doper les importations) et à une information transparente.
Cette initiative a soufflé sur les Antilles comme un alizé rafraîchissant. C’est ainsi qu’après 2 semaines, 27000 signatures ont été récoltées.
Parmi les signataires, on trouve ceux qui paient dans leur chair « l’impôt chlordécone », atteints qu’ils sont d’un cancer dont les Antilles sont les recordmen mondiaux : le cancer de la prostate.
Edouard Jean-Elie est de ceux-là. A 84 ans, il prend la parole pour appeler à la révolution. Atteint d'un cancer de la prostate, il milite pour que l'Etat et les autorités sortent de leur silence pour informer la population sur le chlordécone. Son ITW est ici
Le lundi 29 janvier, la préfecture de Martinique a mis en ligne une page d’information sur l’ensemble du dossier. Cela s’appelle communiquer en temps de crise. Il était temps ! www.planchlordeconemartinique.fr
Pour aller plus loin :
Le contrôle des aliments : https://www.martinique.ars.sante.fr/system/files/2017-08/21-controles-Vweb2.pdf
La chronologie du dossier chlordécone : https://www.anses.fr/fr/system/files/SHS2010etInracol01Ra.pdf
Rapport d’information sur l’utilisation du chlordécone – Assemblée Nationale 30 juin 2005 : http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i2430.asp
Communiqué de l’ANSES du 15 décembre 2017 : https://www.anses.fr/fr/content/chlordécone-dans-les-antilles-certains-modes-d’approvisionnement-alimentaire-favorisent-une
Carte « Production alimentaire à la Martinique: organisation spatiale et enjeux » : source www.caribbean-atlas.com